mercredi 24 décembre 2008

Conte: La sacoche en tissu

Chaque première semaine de décembre, il reprenait une vieille habitude.

Il partait à la recherche de phrases incomplètes, de pensées abandonnées entre deux portes, sous un pont, ou en train d’étouffer dans une serviette de restaurant chiffonnée.

En se glissant dans le costume rouge du gros bonhomme barbu, il pouvait, d’une main et d’une oreille, s’occuper des enfants, tandis que ses doigts et son tympan opposés attrapaient au vol l’addition griffonnée au bic, tombaient en arrêt devant une déclaration d’amour coincée dans un courant d’air.

Pendant vingt jours, il arpentait les rues.
Il acceptait les photos, les embrassades et les insultes pour ne pas risquer de passer à côté de minuscules créations sans queue ni tête, au parfum déjà oublié.

Le soir de Noël, il fermait sa porte et ses rideaux, allumait un feu et éteignait la lumière.

Il ouvrait la sacoche en tissu qu’il cachait sous son costume et regardait les sons et les mots voleter autour de lui.

Quand il se réveille, les flammes brillent sur ses genoux où ceux qui sont restés se reposent.

Il les glisse dans la sacoche qu’il plie à l’intérieur de sa chemise.

Chaque première semaine de décembre, il reprenait une vieille habitude.

dimanche 14 décembre 2008

Texte court: Service

Vendredi 11 décembre, 22h52, Hamra

Après une journée où les voitures ont rendu les rues impraticables aux piétons, aux marchands ambulants et aux voitures, il n’y a plus personne au carrefour du Service. Ou si. Un van doucement éclairé de l’intérieur et à l’intérieur, le bip incessant des phares allumés, ou d’une quelconque alerte de sécurité automobile. Je viens de me souvenir du visage de cet homme assis à la place passager ; peut-être un des vigiles de l’ancien immeuble où je travaillais.

Je prends la place du piéton qui attend le Service. Pas grand-monde de la rue à ma gauche, à peine mieux d’en face. Et puis, une voiture garée, en allumant sa petite lumière jaune, devient taxi et c’est incroyable mais c’est comme s’il avait appelé, en faisant ça et en sortant de sa place pour venir chercher ses clients, tous les autres.

Un type en énorme doudoune se poste à côté de moi. Je me tourne vers lui, un peu par principe, et beaucoup parce que je n’ai pas aimé sa présence. Il me demande dans un arabe encore plus poussif que le mien – c’est toujours très rassurant pour moi, si c’est bien ici qu’on attend le Service. Je donne le ton en lui répondant avec l’imperceptible et condescendant mouvement de tête de la femme arabe à qui un homme inconnu adresse la parole.
« Borj el-Ghazal : service ? » La voiture à peine partie, mon voisin, phD/ès-Service, se sent obligé de me dire avec son arabe de casserole – pour ne pas écrire autre chose, C’est pas la peine de lui préciser Service. Je ne sais plus très bien quel coup d’œil je lui ai lancé mais les jeux étaient faits. Ça sentait mauvais au carrefour.

Après deux Service qui m’ont fait non de la tête, m’ayant préalablement demandé si la doudoune était comprise dans mon trajet, ce qui a fait monter mon taux d’acidité, une relativement pas trop vieille Mercedes, que je classerais 4 sur 10 (10 pour une Benz neuve) et un joli sourire me font ouvrir la porte arrière. Je ricane comme un crocodile quand monsieur Je-me-prends-pour-un-autochtone, qui va dans ma direction, se voit gratifier d’un « Serviseyn » (deux tarifs).
Je n’ai plus envie de le décrire. C’était un homme frustré qui, dans son siège, n’a pas cessé de bouger, de souffler bref, de nous faire comprendre qu’il était très très malheureux et fier de l’être.

La voiture tremble d’une manière presque humaine quand le conducteur veut accélérer, alors il décélère et je regarde cette ville invraisemblable, plus éclairée que sous n’importe lequel des plus forts soleils, éclairée par quelque chose qui n’a rien à voir avec les points dans les fenêtres, des enseignes ou de l’aride éclairage national, non. Ce n’est pas ça.

La doudoune ronchon grinchonne quand le gentil sourire, décidément, me dit qu’il me déposera presque à mon port. Parce qu’il fait froid ce soir. Les chats sont là sur le paillasson de l’immeuble, très blottis. Certains s’enfuient, d’autres restent. Mes gestes sont aussi légers que possible, mais certains s’enfuient quand même, sous les bacs de fleurs. De toute manière, la porte grince et claque. J’ai l’impression de réveiller tout l’immeuble. Mais non, tout le monde dort dans cette maison uniformément chauffée où je me glisse sous ma couette après avoir envoyé Le Texto du Soir.

Je sais que j’ai rêvé d’une immense et énorme vague de la taille d’une ville. Un tout petit surfeur tombait de la crête.

Pour L

jeudi 11 décembre 2008

La bouche sur l'air, episode huit (fin)

21
Je voulais être un soleil, un sacré soleil
qui n’arrête pas de tourner autour de la terre. Heureusement, on m’a écouté attentivement. Tout le jargon, je l’avais avant la formation. Je n’avais pas besoin de cette formation, juste de la lettre et du chiffre, pour tourner comme un soleil. J’ai enflammé la prairie dès mon enfance, si bien qu’on m’a cédé de bon cœur la grange qui allait avec. Je l’ai préparée de mes mains à recevoir toutes les mouvantes, toutes les distillées, toutes les crachantes, toutes les sifflantes que j’ai accumulées patiemment. Et puis le village a vu. Mais le village, je m’en foutais sacrément. Je voulais que la vallée me voie, tout entière. Une vache a eu peur, je n’ai pas aimé ça. J’ai engagé des assistants et j’ai eu un chien.

Les mains vides,
il contemple. Tout tourne, sauf la grange et sa prairie. Indéboulonnables. Les enfants ne sursautent plus, ne tapent plus dans leurs mains, le chien dort, la vache tricote. C’est l’heure de la grande fusée. Si jeune. En forme d’épée.

22
La voilà,
cette vision imprenable ; la voilà la grande marée. Toutes les questions sont restées des questions devant elle. Au milieu de toutes ces montagnes de rêves, de ces oreillers de mensonge, de ces immeubles à grimper, elle se dresse. Sans se soucier quand, combien et surtout pourquoi.
Elle la voit soudain,
alors que ses yeux ne voyaient que lui et que c’en était devenu insupportable. Enfin seules, parce qu’elle n’a jamais su être seule. Marcher vers elle, sans se retourner. L’unique rencontre, toutes ses plaies ouvertes se nettoieront dans son sel. Ses manques sans fond toucheront son fond à elle. Ses vêtements sont blancs comme son écharpe gigantesque qui court d’un bout à l’autre du sable glacé en gros grains.

Elle marche vers elle qui, peu à peu, se referme sur elle, comme la bouche sur l’air.

23
L’ascenseur monte comme une fusée.
Une femme me regarde en souriant, alors je souris. Nous allons au même étage. Je regarde autour de moi mais ce n’est pas difficile, je ne vois que lui. Je passe rapidement la main dans mes cheveux avant de frapper à la porte.

C’est mon premier jour dans cette tour. J’aime la vue, on voit le ciel.

mercredi 10 décembre 2008

La Bouche sur l'air, épisode six et demi, sept et demi et huit

17
Ma robe me suit,
elle me va à ravir, trait sous l’œil dans l’ascenseur. Le temps de ne pas penser à mourir de peur, je suis là, parmi la poignée de ceux qui ne savent jamais pourquoi ils sont là et pas ailleurs. Tout mon corps est un tambour sur lequel il frappe. On me déplace, je suis dans le chemin du champagne. Je me déplace. J’aimerais rire, mais je ne sais pas. Je ne sais plus rien, j’ai reconnu sa voix. Sous ce feu qui me vrille, je ne me reconnais plus.

18
Combien de baisers râpeux
à combien d’infirmiers? Toutes ces images, toutes ces comètes folles qui vivent en moi. Le type qui me rend visite m’a dit que je ne m’en sortirai que quand j’accepterai cette partie de moi qui construit le mur juste devant cet autre moi qui s’horrifie de cette barrière sans issue. Moi, moi moi. Nous sommes si nombreuses. Malgré tous nos efforts, on se ressemble affreusement. Je voudrais une cigarette. Celles qu’il achetait pour moi, qu’il partageait avec moi, où est l’éblouissement de cette soirée, où rien ne nous séparait plus, mes moi et moi ? Il n’y a que lui pour rassembler, berger du troupeau de chèvres folles que je suis. J’ai cassé ma corde, je suis seule dans la nuit.
Les dents se rapprochent.

19
Ces rondeurs. Cette misère.
Nous voilà, sans rien faire, une bête petite flamme entre nous qui vient de s’éteindre. Je voudrais de la musique. Je ne sais pas ce qui m’arrive. Est-ce possible, toutes ces vannes qui s’ouvrent en même temps et dans lesquelles s’engouffrent la vie la mort, les choses de ce temps qui ont été le mien et que je veux lui donner maintenant ?
Coque fragile sous mes pieds, la vague n’a plus son importance. Rentrons, je me surprends à ouvrir ma chambre, mon lit, ma braguette à cet endroit chaud qui m’aspire avec des bruits de tétine.
Je fume comme un pompier, je ne me souviens plus où ça a commencé, je m’endors en pissant je pisse en marchant je marche en courant, mon emploi du temps s’accroche à mes basques.

20
Je vois bien déjà
la douleur de ces échappées. Mon emploi du temps s’accroche à mes roues, tête enfance tour vélo épicier clic-clic clé-clé. Et lui qui fume comme un pompier, moi j’aspire de toutes mes forces la fumée. Je ne me souviens que trop bien où ça commencé. Ces seins. Je regarde les miens, je les monte, je les soupèse dans l’ascenseur. Je ne nettoie plus rien à l’alcool, j’ai peur de prendre feu, ses vêtements et son corps sont couverts de ces particules invisibles qu’il transporte avec lui de sa prairie fumée où il m’a emmenée.



Comment oublier.
Les machines ne tournent plus. Mon pneu a crevé. Les sacs de vêtements neufs s’accumulent neufs dans l’entrée parce qu’il ne me laisse jamais le temps de les enfiler. Nous ne sortons plus. Son visage devient le haut de mes murs, mes murs sont ses bras, murs mobiles, mains qui pétrissent fort, parfois trop. Jamais je ne me suis laissée aller à manquer un seul jour dans la tour de verre. Mes collègues me manquent. Je le vois devant ma porte et je glisse sur le pavé qui me trompe de nouveau. Que faire, sinon attendre, attendre que je meure pour revivre. Mais j’en ai trop envie.

lundi 8 décembre 2008

La bouche sur l'air, épisode six et demi

14
Cannelle était écrit sur la bouteille
alors elle s’est laissée tenter. Tête contre le rocher et pieds dans la mer. La baie s’appuie contre son corps. Elle y trempe doucement le savon. Elle attend ses voyages pour utiliser cet inutile et merveilleux reposoir. Elle a brutalement envie de relire le carton d’invitation. Ses cheveux laissent des gouttes blanchâtres sur son sac à main. C’est lui qui l’a invitée, elle parmi tant d’autres dont il se contrefout. Pendant les petits fours et les détartrés de la grande vacuité mondaine, il ira fumer sa cigarette un étage plus bas. Elle sait que les promontoires l’agacent, surtout Monaco. Elle se fera toute petite.

A la surface, la petite carte. Bientôt lui.
15
Bientôt la mort
de l’amour. Ce serait si simple, comme un nœud qu’on défait autour du cou, comme on enlève son costume de pingouin quand la fête est terminée. Du noir et blanc pour des feux qui défient la blancheur du soleil et des étoiles, qui dérangent l’obscurité de la nuit. Si peu de couleurs. Il ne veut rien faire pour dénoter, rien faire pour se distinguer, l’artificier. Juste faire jaillir un peu de ces bruits bariolés hors de leurs boîtes, les commenter si nécessaire. Il veut rentrer se coucher, quitter ce promontoire. Ses cheveux dans sa bouche, pas de cigarette.
Plus jamais
de promontoire, encore plus de cigarettes. Mourir à petit feu. Feufeu. Elle adorait répéter les mots deux fois, comme. Le noir. La foule lâche ses commentaires. C’est l’heure de la fuite.

16
Comme un bruit de bois
froissé. Mes fesses contre la balustrade, basse à donner envie de plonger. Mes seins tendus dans l’ennui de cette nuit. Trop de regards sur moi, surtout les yeux des femmes. Entre les bruits familiers du gotha, talons, gloussements, bulles de champagne, cric-craac, cric-craac. Cric-craac ne s’est pas arrêté quand les feux ont commencé à siffler, puis se taire et enfin exploser de couleurs et de poudre en même temps que les têtes se renversaient, les bouches s’ouvraient et les oh ! ah ! cherchaient à récupérer le devant de la scène. Comme je devais être loin de ce réel tant de fois mâché pour entendre cric-craac.
Quand sa voix a arrêté la boîte d’allumettes de tourner dans sa poche, je me suis retournée. Mèche incontrôlée. Beauté de la lèvre supérieure. Immense main tendue pour recevoir les félicitations, aussitôt remise à l’abri de la moiteur monégasque. L’artificier, qui réveille les enfants et calme les marionnettes du monde. Une énergie maximale dans mon espace. Plus rien ne pouvait m’empêcher d’aimer.

Je lui demandai du feu.

dimanche 7 décembre 2008

La Bouche sur l'air, épisode cinq et demi

11
Je suis
assise. Chacun de mes mouvements grince. Un joli petit infirmier tout rose vient me raconter des histoires. Il m’a apporté un miroir. Il est dans ma poche. Il a sorti tout un tas de mots insensés. Son œil regardait derrière lui quand l’autre me regardait droit dans le grain de beauté sur mon visage. Je lui fais peur, je lui fais envie, il ne veut pas que je meure me dit-il. Je voudrais le prendre dans mes bras, je veux qu’il me laisse. Je me sens vieille soudain, ma vie me reprend.

12
Ma peau fripée sur le ponton gris.
Devant, le cul du bateau et le trait de la mer, tout là-bas. Le bout des skis me fait plonger. Le moteur me soulève. Très vite, la cuvette de la plage reprend sa forme, m’en éloigner au plus vite. Large. Petits bosquets à gauche, les arbres s’agitent sur mon passage. Je regrette d’avoir laissé les bouchons d’oreille dans mon sac, les crachats en forme de bruits sont épouvantables. Je regarde à ma droite. Pas ses jambes à ma droite, son profil que j’allais rejoindre, en appuyant ma jambe sur le ski. Profil devenant face, sourire dans le soleil, sa langue de sel dans la mienne. Distance. Bonheur. Petits bosquets.
Je glisse bien au milieu.
Dans la courbe de cette crique, sur l’arcade parfaite d’un sourcil, exploser la rage ce soir. Énorme rage en forme de parachute de strontium. Pendant les petits fours et les cris extasiés, la mer va sursauter. Rouge le feu, rouge la vie, rouge le gilet autour de mon torse. Le sel a mangé l’image.

13
Un bain.
L’entremise de l’infirmier tout rose m’a enfin allongée dans une baignoire. La seule vraie salle de bains digne de ce nom ici où je n’entends pas les oiseaux. Je vois mes orteils, ils sont encore dix, sortir d’une eau rendue trouble par le savon. L’infirmier est à la porte, il me demande toutes les trois minutes si ça va. Je dois répondre dans la seconde, sinon il entrerait et le calvaire reprendrait. Je dois être vivante pour prendre un bain. Mon corps, si lourd ce pauvre chéri, n’arrive qu’à peine à flotter un peu. Mes cheveux gouttent doucement, le bruit me rassure. J’ajoute de l’eau bouillante. Le signal d’amour. L’immense serviette entre ses mains, je m’y jetais sans regarder ses yeux. La honte et l’amour. Nous avons joué ces fausses notes pendant quelques semaines jusqu’à ce que
Je veux me lever et je sais que je n’y arriverai pas.

samedi 6 décembre 2008

La Bouche sur l'air, épisode quatre et demi

8
Dix-sept.
Valise déjà prête, il n’y a rien dedans. Dix-sept jours. Ascenseur. Elle sourit au miroir, elle s’accroche à la rambarde et secoue fort la tête pour que la sensation de manège l’emporte, elle et sa joie. Pas fatiguée, la tête. Même quand elle sort la bouteille d’alcool, et cætera. Même quand elle saisit le combiné, et cætera. Même quand elle pousse les portes, sourire et milk-shake de la tête, elle ne peut pas s’arrêter. Elle veut mélanger la joie à toutes les cellules de son cerveau, qu’elles en soient toutes exactement imprégnées. Elle est même arrivée à écrire dix-sept en toutes lettres sans arrêter de secouer. Bien droit sur une ligne, à côté du numéro du vol, de l’heure de départ, du numéro du siège, du numéro de la chambre. Du nombre de fenêtres donnant sur la mer. Du nom de qui, dans dix-sept jours, enflammera le ciel du Rocher. Il l’a dit, la fumée d’une cigarette coupée du plan remontant vers ses cheveux, qu’une main travaille toujours. La ligne quitte le papier. Il est six heures.
Dans dix-sept jours, il sera six heures.
Tête enfance tour vélo épicier clic-clic clé-clé.

9
J’aime
être attachée, bouger un peu les poignets dans les sangles en cuir dont les bords font mal. Je sais que je suis attachée. Dans le noir, je me retrouve. J’attends qu’ils reviennent pour qu’ils changent mon oreiller et qu’ils essuient ma nuque. La sueur de mon cou me donne l’adresse exacte de mon état. J’ai tenu six jours.
Elle frotte
son pied contre l’autre. Le contact d’une solitude l’autre la fait grimacer et suffoquer avant qu’elle commence à hurler et à pleurer et à pisser dans ses draps. Son long corps surpris par la nouvelle secousse la rejette. Ses veines ne peuvent plus la supporter, sa propre vessie. Les mains sur elle, les mots dans le noir du médecin ne lui parviennent plus. Sa mâchoire qui grince et qui tremble est coincée par un galet rond et souple. Elle s’endort en bavant sur son épaule.

10
Elle regarde le ciel
de trois heures de l’après-midi, son bagage ouvert, ses pieds encore chaussés posés dessus. Il n’y a que la robe qui ait un aspect de certitude. Couchée tordue qu’elle est, en mangeant une pomme qu’elle mâche fort pour faire du bruit, elle est incapable d’aller faire pipi, elle ne veut pas redresser sa tête qui va bientôt entraîner son corps sur le sol, elle est déjà sur le sol, ça fait un peu mal, toute la valise s’est cassée la gueule, le silence reste le même, le ciel de Monaco aussi. Son morceau de ciel porte tous les feux qu’elle a vus depuis. Elle téléphone et demande une autre pomme. On la lui apporte sur une assiette en porcelaine à écusson.

vendredi 5 décembre 2008

La Bouche sur l'air, épisode trois et demi

7
Le room-service l’a déroulée du tissu léger où elle s’était enroulée. Elle a mangé du champagne, roté du vol-au-vent. Ses fausses amies préférées s’échauffent derrière la porte. Les vestes chères sur le couvre-lit à fleurs, la face au-dessus de la table basse à miroir, narines grandes ouvertes, les mi-bas résille. Et la porte, le visage du room-service, elle voudrait bien lui demander de quel côté il a quitté la place, de quelle place il a quitté le côté, de quel droit il a quitté sa vie.
De quelle fleur était la couleur de ses mains, pourquoi, pourquoi quoi quoi. Quoi quoi. Les cinq femelles se lèvent et quoiquoitent et hurlent autour d’elle, et ouvrent la fenêtre d’où les trente-sept réverbères l’engueulent comme du poisson pourri.
Le room-service ferme les deux battants. La chambre est vide. Tissus en soie, odeur de sexe, le robinet coule sur un portable. Le médecin de l’hôtel l’a enveloppée, inconsciente. Elle ne supportait plus que l’éclairage de la place l’éclabousse de sang et de merde.

8
Dix-sept.
Valise déjà prête, il n’y a rien dedans. Dix-sept jours. Ascenseur. Elle sourit au miroir, elle s’accroche à la rambarde et secoue fort la tête pour que la sensation de manège l’emporte, elle et sa joie. Pas fatiguée, la tête. Même quand elle sort la bouteille d’alcool, et cætera. Même quand elle saisit le combiné, et cætera. Même quand elle pousse les portes, sourire et milk-shake de la tête, elle ne peut pas s’arrêter. Elle veut mélanger la joie à toutes les cellules de son cerveau, qu’elles en soient toutes exactement imprégnées. Elle est même arrivée à écrire dix-sept en toutes lettres sans arrêter de secouer. Bien droit sur une ligne, à côté du numéro du vol, de l’heure de départ, du numéro du siège, du numéro de la chambre. Du nombre de fenêtres donnant sur la mer. Du nom de qui, dans dix-sept jours, enflammera le ciel du Rocher. Il l’a dit, la fumée d’une cigarette coupée du plan remontant vers ses cheveux, qu’une main travaille toujours. La ligne quitte le papier. Il est six heures.
Dans dix-sept jours, il sera six heures.
Tête enfance tour vélo épicier clic-clic clé-clé.

9
J’aime
être attachée, bouger un peu les poignets dans les sangles en cuir dont les bords font mal. Je sais que je suis attachée. Dans le noir, je me retrouve. J’attends qu’ils reviennent pour qu’ils changent mon oreiller et qu’ils essuient ma nuque. La sueur de mon cou me donne l’adresse exacte de mon état. J’ai tenu six jours.
Elle frotte
son pied contre l’autre. Le contact d’une solitude l’autre la fait grimacer et suffoquer avant qu’elle commence à hurler et à pleurer et à pisser dans ses draps. Son long corps surpris par la nouvelle secousse la rejette. Ses veines ne peuvent plus la supporter, sa propre vessie. Les mains sur elle, les mots dans le noir du médecin ne lui parviennent plus. Sa mâchoire qui grince et qui tremble est coincée par un galet rond et souple. Elle s’endort en bavant sur son épaule.

jeudi 4 décembre 2008

La Bouche sur l'air, épisode deux et demi

4
Trois fois j’aurais pu descendre, trois fois je n’ai pas bougé. La bouche de métro. Sa bouche. Si je sors de sous terre, je vais respirer de nouveau, les alambics vont se remplir de sang, d’air, de crasse et la vie va venir en trombe effacer ce qui a été elle, ma douleur d’elle. Si la grosse dame avec une odeur insoutenable n’était pas venue poser son gros corps contre le mien, j’aurais fait la fermeture. Je monte les escaliers, j’ai de quoi marcher.

Une épée transperce le bas de sa colonne et pousse. Glacée. Il marche vite, il accepte. La pointe fourrage son bas-ventre et remonte droit vers la tête. Il s’arrête net, comme s’il avait oublié ses clés. Il la voit, elle le traverse comme le beau feu dont il était si fier, au bord de l’eau. Il sait qu’il ne peut pas arrêter cet éclatement de petites images. Alors il vacille, se cogne contre l’abribus. Ce bruit. Il serre les dents quand la lame lui retourne les yeux.

Paris est orange, dans le froid et dans la nuit.

5
Un feu
qui peut aller jusque là. Je me demande comment. Et pourquoi. Fusées qui font un peu sursauter, sifflements aigus et puis couleurs qui s’agrippent à la nuit noire du tissu qui nous enveloppe. On ne leur demande pas de nous éclairer, juste de frimer un peu, de dire aux gigantesques anneaux des planètes dites donc, matez un coup ce qu’on sait faire.
Je voudrais bien quelqu’un que je regarderais passer comme un feu d’artifice. Pour moi toute seule. Un soir où les étoiles clignent des yeux très fort. Il serait en forme de comète, avec de longues jambes et tout en violet. Je me bouche les oreilles. Montréal, 26 juin, chaque juin de ma vie. Après, Kyoto, Monaco. Toute seule dans les avions. Pour du feu.

6
Il s’est arraché à Paris, il travaille dans son hangar où l’inflammable calme son grand corps coupé en deux.
Il ferme la porte sur le dernier journaliste. Il s’est accroché à ses secrets. Dehors, la plaine comme une moquette cendrée, avec d’énormes trous de cigarettes. Le goût de la cigarette l’effraie. Il a changé, tous ses repères le quittent. Une femme balisait sa route. Le pont vers l’après-elle lui donne le vertige. Il ne sait pas ce que c’est, après elle.

Frissonner avec tous ces souvenirs crevés, fabriquer des comètes qui se jettent dans le gouffre – applaudissements de la foule. L’artificier K4 a la tête en bas. Ses ongles sont bleus, ses artères sont distendues, sa langue pend et il bave un peu sur son col. Ses étincelles d’aluminium se ruent par milliers vers le fond de la faille. Elles ne s’y écrasent jamais, elles s’y éteignent, par manque d’air. Par manque de fond.

mercredi 3 décembre 2008

La Bouche sur l'air, nouvelle en sept épisodes et demi

LA BOUCHE SUR L’AIR

0
CRITÈRES DE CLASSEMENT DES ARTIFICES DE DIVERTISSEMENT

Classe K1
Artifices ne présentant qu'un risque minime
Agréments obligatoires
Autorisés aux mineurs

Classe K2
Artifices dont le maniement requiert quelques précautions
Interdits aux mineurs

Classe K3
Classe K4
Artifices dont l'utilisation doit se faire sous la responsabilité d'un artificier qualifié K4
Pas d'agrément pour le moment



1
Midi.
Une gentille petite armée de soldats agités par leurs angoisses, comme des poupées molles. Je connais la musique, dans ma tête qui ballotte, sur mes épaules qui résistent. Le wagon se cale contre son quai, je m’assieds sur une banquette. Les yeux ouverts, je revis l’instant d’avant qui s’ouvre devant moi, sur le linoléum sale.
Cette chambre d’hôtel, ces fleurs sur le couvre-lit rabattu, immondes et pourtant je ne vois qu’elles. Sa voix s’étire entre mes tympans, sans corps, plus de corps, plein de corps contre le mien qui se souvient quand mon dos encaisse les vibrations de la banquette rabattable.

2
Le petit petit petit bar. C’est pas possible ce qu’il est loin. Petite fiole, cou étroit comme le petit doigt. Encore une. Le métal léger se dévisse, avec un bruit de déchirure. Elle ne sait plus ce qu’elle lui a dit pour qu’il s’en aille. Si seulement il avait crié. Levé la main. Mais c’était pour la passer dans ses cheveux, geste qui arrêtait le temps. Il a fixé les fleurs du couvre-lit, si j’avais été moi-même, j’aurais contourné le lit en courant pour embrasser l’angle de son cou, sous son visage baissé. Mais j’étais tellement pleine de moi.
La porte. Non, la porte du bar. Il fait frais, dans le bar. Je trébuche dans les fleurs du tissu, je m’accroche au bras du fauteuil, ses bras qui s’ouvraient grand quand je sortais du taxi, quand j’entrais dans les cafés, quand je ratais une marche, il suffisait que je le regarde pour que le même geste se produise.
Je me rattrape mal. J’entraîne avec moi l’immense voile devant la fenêtre qui donne sur la place. Je tire de toutes mes forces et je vois les petites taches des réverbères encore allumés, le ciel bleu et orange de Paris. Et je tombe en me faisant un mal de chien là où je croyais que la douleur n’existait pas.

3
Elle regarde par la fenêtre. Toujours la fenêtre, trou béant sur le ciel, si le ciel de Paris en est encore un. Blanc sale, blanc mauvais, blanc couvercle. Elle répond au téléphone, nettoie pour la troisième fois de la matinée la table avec de l’alcool sur un kleenex. La fenêtre, toujours la fenêtre. Traverser la ville à vélo vers l’ouest, vers les gros immeubles ventrus, pleins de pampilles pierreuses sur l’estomac, vers la tour en lisière du Bois. L’ascenseur de verre la tire par les cheveux. Une sensation d’enfance qui l’installe un peu plus calme derrière son bureau.
Vélo, tour, téléphone et allez, tour, vélo, petit appartement dans une rue menue où l’épicier veut toujours la rattraper pour lui offrir une orange, des gants de vaisselle mais elle dit non de la tête, un pied sur la pédale, un pied sur les pavés glissants devenus, à force de chutes, plus dociles. Petit épicier, escalier, elle balance ses chaussures à talons contre la plinthe, se déshabille en avançant vers la salle de bains.
Magnétoscope.
Toilette rapide, grappillage de moineau dans le frigo, machine 1, machine 2. Elle a les cheveux mouillés, elle s’en fout d’ailleurs parce qu’il a commencé à parler, l’artificier. En anglais, un peu vite, un peu trop bien pour elle.